Ossip Mandelstam,1910


Cruel est le XVème siècle pour les destins individuels. De bien des gens sobres et rangés, il fit autant de Job murmurant contre l'injustice de Dieu du fond de leurs geôles nauséabondes. C'est ainsi que l'on voit naître un genre spécial de poésie des prisons empreintes de sévérité et d'amertumes bibliques pour autant que celles-ci fussent accessibles à l'âme romane si courtoise. De ce choeur de détenus, la voix de Villon se détache nettement. Sa rébellion ressemble davantage à un procès qu'à une sédition. Il réussit à incarner à la fois le défenseur et le plaignant. Vis-à-vis de lui-même, Villon ne franchit jamais certaines bornes d'intimité. Il n'est ni plus tendre, ni plus attentif, ni plus soucieux de lui-même qu'un bon avocat à l'égard de son client. L'apitoiement sur lui-même est un sentiment parasite, néfaste pour l'organisme et pour l'âme. Mais l'aride pitié de la justice que Villon s'autorise est, dans son cas, source de vitalité, conviction inébranlable en la légitimité de son "procès". Parfaitement immoral et "amoral", digne descendant des Romains, il vit intégralement dans un monde fondé sur le droit et ne peut imaginer de relations en dehors des normes et des juridictions. Le poète lyrique est par nature un être bisexué susceptible de dédoublement à l'infini, au nom de son dialogue intérieur. Nulle part ailleurs ne s'est manifesté de manière aussi éclatante cet "hermaphrodisme lyrique", si ce n'est en Villon. Quelle palette variées de duos enchanteurs : l'affligé et le consolateur, la mère et l'enfant, le juge et l'inculpé, le possédant et l'indigent !..
Toute sa vie le bien fascina Villon, comme le chant de la sirène, et fit de lui un voleur...et un poète. Secondé par une ironie mordante, il s'approprie,pauvre vagabondes choses hors de portée.
Les symbolistes français des temps modernes s'éprennent des objets en propriétaires. Peut-être que l' "âme des choses" ne serait après tout qu'un sentiment de propriétaire spiritualisé et annobli dans les laboratoires des générations successives. Villon était parfaitement conscient de l'âbime qui existe entre objet et sujet, et celui-ci se traduisait chez lui par l'impossibilité de posséder quoi que ce soit. La lune et autres "objets" neutres sont exclus sans retour de l'univers du poète. Par contre il s'anime sitôt qu'il est question de canards en sauce ou de félicités éternelles qu'il ne désespère jamais complètement de faire siennes. Risquant un oeil par le trou de la serrure,Villon dépeint un intérieur affriolant,dans le goût hollandais.
(Et nu à nu pour mieux des corps s'aiser,
Les vis tous deux,par un trou de mortaise :
Lors je connus que,pour deuil apaiser,
Il n'est trésor que de vivre à son aise.)
Les sympathies de Villon pour la lie de la société, pour tout ce qui est suspect et criminel, n'ont rien de démoniaque. La sinistre compagnie à laquelle il eut tôt fait de se mêler si intimement comblait sa nature féminine, par son vif tempérament et son puissant rythme de vie, toute chose qu'il ne pouvait trouver dans d'autres couches de la société. Il faut entendre avec quel plaisir, dans "La ballade à la grosse Margot", Villon parle du métier de souteneur auquel, à l'évidence, il n'était pas étranger. "Quand viennent gens, je cours, et happe un pot..." Ni un féodalisme exsangue, ni la bourgeoisie naissante tentée par la fatuité et la lourdeur hollandaises, n'étaient en mesure de produire l'énorme capacité de dynamisme accumulée et concentrée comme par miracle en la personne de ce clerc parisien. Noir, sec et sans sourcils, efflanqué comme une chimère, avec sa tête de noisette grillée, selon ses propres termes, serrant une épée sous un habit d'étudiant à demi féminin, Villon vivait à Paris comme l'écureuil dans sa roue, sans connaître un instant de répit. Certes il ne lui déplaisait pas d'être ce petit animal carnassier et efflanqué, tout comme il tenait à son pelage défraîchi.
"N'ai-je pas bien fait,Garnier,écrivait-il à son procureur,de me soustraire à la potence,que vous en semble de mon appel ? Quel animal aurait su ainsi s'en tirer sans mal ? " (...)



©Mayelasveta pour la traduction