Soldats de fortune













"Les historiens nationalistes russes répètent à l'envie que la victoire des bolcheviks dans la guerre civile a été dûe aux 300 000 étrangers des bataillons et régiments "internationalistes" composés de Chinois, de Hongrois, d'Allemands, anciens prisonniers de guerre, ou de Coréens qui avaient fui leur pays soumis à une féroce occupation japonaise. Dans leur xénophobie, ils comptent même souvent parmi ces internationalistes des régiments de Bachkirs et de Kirguizes, populations qui faisaient partie de l'empire russe depuis des décennies.(...)
Le premier recrutement de Chinois dans l'Armée Rouge s'est effectué de façon pittoresque. Le général Iona Iakir, que Staline fera, lui aussi, condamner à mort en juin 1937 aux côtés de Primakov, Toukhatchevsky, Poutna et quelques autres, raconte comment l'armée rouge en Ukraine recruta, sans l'avoir cherché, 450 Chinois enfuis de Roumanie. De garde un soir de janvier 1918, il est réveillé à l'aube par un cri.
" Je me frottais les yeux ; devant moi se tenait un Chinois vêtu d'une sorte de jaquette bleue. Il prononça un mot :
- Vassiki. Je suis, à moi, Vassiki.
- Qu'est-ce-que tu veux ? lui demandai-je.
- Il faut Chinois.
- De quel Chinois tu me parles ?
Il répéta :
- Il faut Chinois ?
Je ne comprenais pas ce qu'il voulait...
"Deux heurs plus tard, le même Chinois entra dans notre état-major et par signes nous invita à sortir. Nous sortîmes et nous comprîmes : environ 450 Chinois se tenaient alignés dehors. Au cri de "Vassiki", ils se raidirent. Les Roumains avaient fusillé trois Chinois qu'ils soupçonnaient d'espionnage. Furieux, les Chinois qui travaillaient à l'arrière du front dans une exploitation forestière se rallièrent à nous.
"Nus et affamés, ils formaient un tableau effrayant. Nous étions peu nombreux et nous avions beaucoup d'armes que nous n'aurions pas pu emporter et qu'il aurait fallu abandonner. Nous décidâmes qu'ils feraient des soldats (et la suite montra qu'ils étaient des soldats remarquables). Nous les avons chaussés, vêtus, armés. Leur bataillon donnait l'impression de petits soldats de plomb."(...)
Il y eut juste un incident regrettable. Ils recevaient une indemnité de 50 roubles par mois qu'ils prenaient très au sérieux. Ils donnaient aisément leur vie, mais il fallait les payer en temps et les nourrir convenablement. Un jour, leurs délégués viennent me voir et me disent : "Vous avez engagé 530 de nos hommes, vous devez payer pour tous." Ils se partageaient entre eux l'argent des morts (dans ce combat nous avions perdu 80 hommes). Je discutais longtemps avec eux, tentais de les convaincre que ce n'était pas correct, pas dans nos moeurs. Mais ils obtinrent ce qu'ils voulaient. Ils m'expliquèrent : " Nous devons envoyer en Chine l'argent aux familles des tués."
général Iona Yakir, cité par J.Jacques Marie dans "La guerre civile russe".



"A la fin du mois d'octobre de la même année, je partis à Volchia pour surveiller la bataille entre l'armée de Grégory Sémionov et l'Armée Rouge. A la gare, un Japonais vêtu de l'uniforme cosaque m'adresse la parole sur un ton arrogant. Il était pâle, épuisé.
" - Je cherche un militaire qui s'appelle Sasaki, est-il dans ce train ?
- Je le connais, mais il est en Mandchourie, dans un établissement spécial.
Comme je ne savais pas de qui il s'agissait, je ne voulus pas me découvrir.
Je continuais à parler avec lui. Peu à peu je commençais à comprendre la situation : C'était un soldat de Hatakeyama qui se battait dans l'armée d'Ungern von Sternberg. On appelait ce groupe d'armée Hinomaru-daitai. Il était constitué de rebuts de l'armée, de va-nu-pieds en provenance de Mandchourie. Cet homme avait attrapé le béri-béri et avait été abandonné par son groupe au moment de la débâcle. Il souhaitait maintenant se mettre sous mes ordres.
Ce soir-là nous avons bu du vin ensemble. Il m'a parlé des batailles qu'il avait vues. Quand je lui ai parlé de la mort de Nicolas II de Russie, il a pleuré et s'est mis en colère contre les actes commis par les extrémistes. (...)
Je continue à récupérer les soldats de Hinamoru-daitai. A présent ils sont sept.(...)..et ne font toujours rien. Boire de l'alcool, tirer sur les chiens ou sur n'importe quoi d'autre, c'est tout ce qu'ils savent faire. Après mon départ, deux commirent des vols et furent arrêtés à Qiqihar. Ils sont maintenant emprisonnés à Lushunkou."
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"Autobiographie d'un militaire",1963, Touchi Sasaki (1886-1955)
「ある軍人の自伝」 佐々木 到一


ndltr 1 : Hatakeyama Kotaro, Wakabayashi Kaizo et Kitagawa Kazuo étaient les trois chefs militaires du Hinamoru-daitai. C'est Hatakeyama qui s'est chargé du recrutement de ces 88 soldats, en trois jours, à Houten (Mandchourie) après une série de tests et d'entrainements en forêt. Il s'agissait de militaires, de policiers, de journalistes, de civils sans emploi. Nombre d'entre eux étaient originaires de Kyushu. La plupart sont morts au combat. Les survivants ont été rapatriés de Mandchourie par l'ambassade japonaise.
ndltr 2 : L'auteur, Touichi Sasaki était un général de l'armée impériale. C'est notamment lui qui s'occupa du transfert de Sémionov, traqué par les Chinois, hors de Mandchourie en 1922. Il est surtout connu pour sa participation au massacre de Nankin en 1937. A la fin de la 2-ème guerre mondiale il a été fait prisonnier par les Russes en Mandchourie. Il est mort en Sibérie, peu avant la date prévue pour son retour. Il écrivit 5 livres entre 1926 et 1942, qui furent édités après son décès.

sources : シベリア出兵  革命と干渉19171922, et 東亜先覚志士記傳.
©traduction et notes : 澁亙安岐子Juwata Akiko



" Mon cher ami, je me suis permis de te désigner comme témoin. J'espère que tu me pardonneras le dérangement que je te cause. C'est mardi prochain à neuf heures. Bien cordialement, Lavilette. Bruxelles, 13-03-23."
Trouver à son petit-déjeuner un beau jour de 1923 une carte postale au bas de laquelle on lit la signature d'un gaillard qu'on n'a plus revu depuis 1918 et la Mandchourie, et apprendre qu'on est choisi comme témoin par ce revenant sans savoir toutefois si c'est pour se marier ou pour se battre en duel qu'il a besoin qu'on l'assiste, c'est une assez piquante surprise ; et, le matin où m'arriva cette carte énigmatique, il me fallut la reprendre et la relire plusieurs fois avant d'avoir pénétré le sens de ces trois phrases pourtant bien simples, trop simples. Que me voulez au juste Lavilette, ex-caporal de carabiniers, devenu chauffeur d'automobile en tant de guerre comme il était devenu footballer à la caserne, par un sûr instinct de la carotte à tirer, et qui, lors du passage à Kharbine de ce qui restait du corps des autos blindées belges, avait faussé compagnie avec désinvolture pour entrer comme officier dans l'armée de Sémionov ? En tout cas, c'est bien de lui que me venait cette demande si tranquillement importune ; je reconnaissais bien là son franc sans-gêne sympathique. Ce coureur de cotillons allait-il se marier ? Mais non, ce n'est guère l'usage de se marier à neuf heures. Allait-il se battre ? Mais nous n'étions que jeudi, et l'on ne fixe pas de pareils rendez-vous cinq jours à l'avance. Et puis, qu'il fallut le seconder sur le terrain ou à la sacrisite, comment Lavilette avait-il eu l'idée de faire appel à moi, moi qu'il ne connaissait que pour m'avoir initié à l'art subtil de s'introduire la nuit dans les poulailliers galiciens, et que pour avoir de temps en temps fait le gros dos avec moi sous la neige des nuits de garde sous les rares obus de l'artillerie autrichienne ? Comment d'ailleurs Lavilette était-il à Bruxelles, alors que la plus élémentaire prudence lui commandait de ne pas remettre le pied en Belgique, avant que sa désertion ne fût prescrite ? A cette idée, la lumière se fit dans mon cerveau, et je m'attablai gaiement devant un café au lait qui refroidissait. Parbleu ! Lavilette ne se mariait ni ne se battait en duel. Il était poursuivi comme déserteur, et c'est devant le conseil de guerre qu'il m'appelait en témoignage.
La perspective d'aller dire à trois graves officiers tout le bien que je pensais de Lavilette me réjouit beaucoup ; j'étais bien sûr qu'avec lui l'audience serai d'une délicate fantaisie. Et puis je n'étais pas fâché de le revoir et d'avoir par lui quelques renseignement sur tous ceux qui nous avaient quittées là-bas. Il y avait eu des déserteurs assez peu intéressants, comme cet ancien sous-officier de la Légion qui était passé, à Kiev, dans les rangs de l'armée rouge, où sur le champ il avait été prômu capitaine, ou comme ce boxer tuberculeux qui était resté aux Etats-Unis où il avait contracté quelques beaux engagements. Mais, parmi les autres, que de cas passionants ! Qu'était devenu Daubrec, Maréchal des Logis de vingt ans, pâle et doux comme une fille ? C'était un des rares de chez nous qui eût le sentiment de la discipline, il ne manquait pas un appel ; quand nous cantonnions à Peterhof, on ne le voyait jamais creuser la neige pour passer sous la palissade qui entourait la caserne et gagner Pétrograd en fraude par le train de trois heures trente. Il se destinait à la carrière des armes et regrettait de n'être pas resté au front belge où il serait bientôt devenu sous-lieutenant. Un jour, à Khailar, aux confins de la Mongolie, pendant un arrêt du train qui nous emmène vers Vladivostok, il dîne au buffet de la gare avec deux ou trois officiers de la cavalerie blanche, gais compagnons et très grands seigneurs, qui l'invitent à une chasse au tigre dans les monts Khingan. Adieu l'école militaire et l'épaulette. Daubrec s'en va chasser le tigre.
Et Kiemzikovsky ? Kiemzikovsky s'appelait ainsi et ne savait pas pourquoi, étant né de père et de mère wallons dans un faubourg de Liège dont il avait l'accent traînard. Quand il fallut des hommes pour la Russie, comme on commençait alors à parler d'utilisation des compétences, tous ses chefs furent d'accord pour le désigner.(Il fut d'ailleurs à peu près le seul d'entre nous qui ne parvint jamais à comprendre un mot de russe ; il avait pour cette langue une inaptitude congénitale et n'avait jamais su prononcer convenablement son propre nom). Or, à Kharbine, ayant rencontré dans un café-concert une vieille chanteuse française à cheveux jaunes, Kiemzikovsky décida de déserter. Mais, comme il était prudent, il imagina une petite comédie. Un mois auparavant, quand notre convoi traversait les hauts plateaux de l'Oural, un de nos cuistots qui était descendu à un arrêt en pleine campagne pour se dégourdir les jambes, n'était pas parvenu à rejoindre son wagon quand le train s'ébranla. Il y avait près de quarante degrés sous zéro, personne ne s'avisait de se pencher aux portières ; le malheureux courait derrière le train, trébuchant dans la neige qui lui venait aux genoux et entravait ses pas. Il parvint, à force d'énergie épouvantée, à atteindre le dernier wagon et à se cramponner au marche-pied. On avait beaucoup commenté, dans les compartiments, le sort qui aurait été le sien s'il était resté seul dans ce désert de neige, à cent verstes de la gare la plus proche, sur cette voie où il ne passait un train que les deux ou trois semaines. C'est de cet incident que Kiemzikovsky voulut tirer parti. Le jour où le corps belge quitta Kharbine, il se tint prudemment dans un coin de la gare avec sa chanteuse jusqu'au moment où le train se fut éloigné de cent ou deux cent mètres. Alors il sortit de sa cachette et feignit de s'élancer à notre poursuite, comptant que ses efforts patriotiques pour rejoindre son unité seraient fidèlement enregistrés et éventuellement rapportés par quelques témoins,- ne fût-ce que par la représentante de la vieille chanson française. Mais Kharbine n'est pas l'Oural : tout le coprs était aux portières pour faire des signaux d'adieux aux nombreux officiers de Sémionov et à la centaine d'éphémères petites amis qui encombraient les quais. Dès qu'il aperçut Kiemzikovsky courant avec des mimiques désespérées, une grande clameur partit de tous les wagons, le mécanicien se pencha par la lucarne de sa locomotive, aperçut le retardataire et retentit l'allure. L'aspirant déserteur s'en rendit compte et modéra la sienne, feignant de s'essoufler et d'être à bout de forces. Le train ralentit encore jusqu'à n'aller plus qu'au pas ; Kiemzikovsky faisait de comiques sauts de hauteur et courait presque sur place. Enfin il se prit le flanc à deux mains, tiraillé d'un point de côté aussi opportun qu'invraisemblable, et se laissa choir sur le ballast avec un grand geste d'impuissance. Mais l'idée lui vint sans doute tout-à-coup que le train pourrait faire marche-arrière et venir le rechercher, car nous le vîmes se relever brusquement et repartir au grand trot vers la gare.
Cependant, à me remémorer les aventures de Lavilette, de Daubrec et de Kiemzikovsky, je m'étais mis en retard. Il me fallait ce jour-là aller plaider devant un juge de paix de banlieue quelque morne chicane. Et, en cherchant mon dossier, je me disais que la loi est triste et qu'il y a une grandeur à en sortir, et je pensais à Daubrec qui depuis cinq ans chassait le tigre dans les monts Khingan.
A suivre... Marcel Thiry (1897-1977), "Avec Sémionov".